MÉDIAS — L'histoire est plus inquiétante qu'une simple opération de communication politique douteuse.
Comme nous vous l'expliquions dans cet article, l'équipe de campagne de Philippe Vardon (RN) lance, sans l'assumer, un tabloïd dénigrant la municipalité et les autres candidats à l'élection niçoise, au mépris de toute transparence et des standards journalistiques.
Anthony Borré, le directeur de cabinet de Christian Estrosi, a dénoncé une "fake campagne" dans la foulée de la publication de notre enquête.
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Tiré à des milliers d'exemplaires, distribué partout dans Nice pendant plusieurs semaines, le Journal des municipales du staff de Philippe Vardon est un gros succès. Son JDM, qui serait "rédigé par une équipe de journalistes et d'anciens journalistes", pourrait devenir un mensuel régulier.
Et c'est là que l'on peut s'inquiéter. Soit une équipe de campagne imagine, finance, imprime et distribue des tracts avec la tête du candidat et le logo du parti, soit des soutiens lancent leur média d'opinion, avec une structure dédiée. Mélanger les deux est un réel danger dans une élection.
Les journaux ont l'obligation légale de préciser le nom de leur directeur de la rédaction. Le JDM joue sur le fait qu'il ressemble à un journal, sans en être réellement un.
C'est un tract politique qui a une tête de média.
Dès lors, il n'y a aucune loi pour imposer que les noms des journalistes soient apparents. Et rien non plus pour préciser que tout est financé, rédigé, par l'équipe d'un candidat… dont l'actualité est pourtant traitée dans ses pages.
Une situation d'autant moins confortable quand on sait que plusieurs études ont prouvé que plus on est exposés à un message, même peu crédible au départ, plus on a tendance à finir par le croire réel.
Une élection municipale se joue plus dans la presse locale que sur les réseaux sociaux (surtout ici)
Sans se lancer dans un grand décryptage, les articles louangeurs accordés à M. Vardon et la pub accordée à sa réunion publique sur la dernière page du JDM permettait d'avoir quelques doutes. Mais sur les milliers de Niçois qui ont eu ce journal anonyme dans les mains, combien ont réellement été en mesure de savoir d'où on leur parlait ?
On le sait, à Nice, le vote des personnes âgées va beaucoup compter dans l'élection municipale à venir. Ce qui explique les nombreuses mesures publiques prises pour satisfaire cet électorat depuis des années, et que les thématiques qui lui sont chères (sécurité, immigration, etc) resurgissent à ce point et avec autant de vigueur à chaque scrutin.
Cet électorat là, même s'il a su maîtriser Facebook et les sites web d'actu depuis des années, s'informe énormément via la presse papier.
Les gratuits (20 minutes, CNews) touchent également une population qui ne s'informe que de cette façon, qui n'achètera jamais ou très rarement la presse payante, et qui aura moins de chance de fréquenter régulièrement les médias dits "de référence" (Le Monde, Le Figaro, Libération, etc).
Ce qui est écrit dans les canards qui vous sont distribués à la sortie du tram' ou de la gare n'a donc vraiment rien d'anodin.
Une presse gratuite qui touche (presque) tous les électeurs
Le modèle économique de ces gratuits est basé sur la pub, souvent institutionnelle. En clair, pour financer le journal, il faut compter sur l'argent des collectivités, qui peuvent couper tous les partenariats d'un seul coup de fil.
À Nice, ça a parfois donné du côté de CNews (ex-Direct matin) des papiers à la limite du promotionnel vis-à-vis de la Ville (sondages formidables sur Christian Estrosi avec des chiffres sélectionnés, comptes-rendus louangeurs et sans contradicteurs de la gestion des finances municipales,…).
1/ Mais pourquoi certains articles publiés dans le gratuit @CNews Côte d'Azur ressemblent à des publi-reportages ? On pourra, par exemple, utilement comparer son "article" sur le compte administratif de la @VilledeNice avec celui paru dans @Nice_Matin : https://t.co/bBwkfsGOc1 ⤵️ pic.twitter.com/ECfbveqNqx— Jean-Christophe Picard (@JC_Picard) June 16, 2019
Les gratuits ont les avantages et les risques de la "masse". Ils sont distribués un peu partout et lus par des gens qui parfois ne s'informent que par eux, leur donnant ainsi une responsabilité toute particulière.
Ce qui est encore plus vrai à Nice, où une part significative de la population est en situation de précarité.
Les journaux locaux sous la pression des élus
La presse quotidienne régionale (PQR) dépend également beaucoup de la pub institutionnelle. Nice-Matin a la chance d'avoir trouvé, semble-t-il, en Xavier Niel un nouvel investisseur qui apportera une assise financière plus solide au groupe, tout en garantissant l'indépendance des rédactions (une société des journalistes sur le modèle de celle du Monde serait à l'étude).
Dans la PQR, "les moyens de pression d’un élu sont très élevés", juge auprès de la Gazette des territoires Jacques Trentesaux, directeur de la rédaction du site d’investigation en ligne Médiacités qui, dans les grandes métropoles régionales, s’attaque aux pouvoirs établis.
"Dans une petite ville, on n’a pas 36 000 sources. Quand on se brouille avec un maire, c’est très difficile de travailler sur le territoire", explique-t-il.
La PQR a souvent les yeux rivés sur les budgets de publicité et d’annonces légales des collectivités territoriales. "Le journaliste travaille donc pour une structure qui a des liens d’affaire avec ses interlocuteurs. Il n’est donc pas libre" développe encore le patron de Médiacités.
La (relative) faible concurrence à Nice n'arrange rien.
Les gratuits CNews et 20 minutes (Metronews a disparu depuis plusieurs années) n'ont pas la force et l'influence de Nice-Matin.
La ville n'est pas dans une situation semblable à celle de Marseille où La Provence et La Marseillaise permettent une importante pluralité.
Il n'y a pas non plus à Nice des médias indépendants réellement bien implantés, comme Marsactu ou Médiacités ailleurs. France Bleu et France 3, avec les contraintes des baisses de budget des médias publics, n'ont pas les moyens de toujours faire autant d'investigation qu'ils le voudraient. Et de déranger les potentats locaux.
Dès lors, dans cette campagne qui s'ouvre, autant être plus que jamais vigilants.