Pour éviter des arrêts de travail massifs, le PDG de Carrefour a annoncé le versement à "tous les salariés" d'une prime de 1.000 euros. Dans la réalité, beaucoup ne la toucheront jamais, ce qu'Alexandre Bompard ne peut ignorer.
SOCIAL — C'est une annonce pleine d'empathie pour ses employés qu'Alexandre Bompard, président-directeur général du groupe Carrefour, a fait sur France 2 le 22 mars dernier, en pleine épidémie de coronavirus.
"J’ai pris la décision (…) d’octroyer à toutes les équipes qui sont sur le terrain, magasins, entrepôts, drives, une prime de 1.000 euros net qui leur sera versée en signe de notre reconnaissance pour l’extraordinaire engagement qui est le leur en ce moment" annonce-t-il.
85.000 salariés pourraient, croit-on alors, en bénéficier, comme le relève L'Obs. Les jours précédents, d'autres grandes enseignes avaient formulé la même promesse, sur le modèle de la prime créée pendant la crise des "gilets jaunes".
(Au moins) un décès, plusieurs cas graves, une centaine de malades
Ces 1.000 euros accordés par le groupe en guise de reconnaissance arriveraient à point nommé : les employés de la grande distribution sont en seconde ligne —derrière les soignants et la police— de la guerre sanitaire menée contre l'épidémie nouveau coronavirus.
Les arrêts de travail (de nombreux cas de Covid-19, donc plusieurs graves, sont avérés), les abandons de poste et les droits de retrait se multiplient dans plusieurs enseignes du groupe.

Il y a trois jours, on apprenait le décès d'Aïcha Issadounène, 52 ans, caissière chez Carrefour, après avoir été contaminée par le virus.
"On craint que la mort d’Aïcha ne soit que la première d’une série", a réagi la CGT, qui menace d’appeler à la grève pour la protection des salariés
Aujourd'hui, les employés de l’hypermarché Carrefour Vitrolles ont fait valoir ce droit de retrait dénonçant le "manque de protection" face au Covid-19 qui les met "dans un danger sanitaire grave et imminent."
Des conflits similaires ont éclaté dans des enseignes du groupe ailleurs en France.
La vidéo d'une caissière d'un Super U, en larmes, sur TF1, a ému la France sur les réseaux sociaux la semaine dernière.
1er foi qu’on ne les dénigre pas ! Qu’on se rend compte de l’importance du métier !
Force à vous ! #caissieres #confinementjour6#septahuit pic.twitter.com/CM6M1MzaUe— 💖mum💖 (@nach_mum) March 22, 2020
Selon la CGT, le taux d’absentéisme dans la grande distribution tournerait autour de 38% à 40%… qui se traduit sur le terrain par une grande désorganisation et une surcharge de travail pour ceux qui sont encore en poste.
La prime promise permettrait donc de remobiliser le personnel et d'éviter que la situation, sociale notamment, ne se dégrade encore plus.
"Ils ne verront jamais cette prime"
Sauf que nombre de concernés risquent d'être déçus par la promesse de M. Bompard.
Selon le site Je bosse en grande distribution, extrêmement populaire et influent chez les employés des supermarchés, "il apparaît très clairement que l’ensemble des salariés de secteur ne toucheront pas cette prime de 1000 euros."
"La prime concerne les bases logistiques, les entrepôts et les salariés du siège. Les employés sur le terrain ne la verront jamais" confirme le manager d’un magasin.
"Chaque enseigne possède une forme de commerce. Ces différences sont fondamentales et ont un impact direct sur le versement de ces primes" explique encore le site.
Pur effet d'annonce
Carrefour compte en France au moins 4.000 magasins dits "franchisés" (employant plusieurs milliers d'employés) : "L’entreprise s’accorde (avec le groupe Carrefour) pour exploiter le concept et la marque. Les franchisés sont libres dans de nombreuses décisions. Cela signifie une chose essentielle : pour (eux), la décision de verser une prime dépend directement du chef d’entreprise sur le terrain, pas de l’enseigne."
En clair ? Et bien quand Alexandre Bompard annonce à la télévision une prime pour "récompenser l'engagement des employés" c'est un pur effet d'annonce pour une grande partie d'entre eux : le PDG du groupe ne peut pas savoir si elle va effectivement être versée aux salariés, et il n'a pas non plus réellement le pouvoir de l'imposer (à compter qu'il le veuille).
Pas d'aide prévue pour les franchises
Le groupe Carrefour a-t-il prévu de donner un coup de main aux magasins franchisés pour qu'ils puissent verser cette prime, si jamais ils n'avaient pas les finances suffisantes pour le faire ?
Contactée par Rivieractu ce lundi 30 mars, la direction a botté en touche : "La particularité des franchisés, c'est d'avoir une autonomie de gestion. Mais dans cette période de crise sanitaire sans précédent, tout le monde se rend bien compte du travail extraordinaire qui est fait par tous les salariés. Les franchisés Carrefour sauront, à n'en pas en douter, récompenser l'engagement de leurs employés."
Le groupe se contente de leur filer la "patate chaude", en comptant sur leur esprit de solidarité.
Présentée comme un geste de solidarité, ces 1.000 euros de "remerciement" prennent donc un aspect explosif.
Dans de nombreux magasins, c'est eux seuls qui motivaient encore les salariés à aller risquer leur vie dans les rayons, en caisse et dans les entrepôts, pas toujours avec toutes les protections suffisantes, et avec des horaires toujours plus lourds pour faire face à la catastrophique situation actuelle de la grande distribution.
Pas le pouvoir de s'indigner
Le groupe compte peut-être sur la précarité de nombre des salariés pour éviter trop de remous : nombre d'entre eux ont des contrats étudiants, sont précaires, en période d'essai (pour ceux qui ont été recrutés pendant la crise pour combler les arrêts maladie, notamment) ou attendent de meilleurs contrats.
Ceux-là n'ont pas les reins assez solides pour oser dénoncer la situation à leur hiérarchie.
Les intérimaires, embauchés pour renforcer des effectifs marqués par le très fort taux d'absentéisme, a priori pas concernés par la prime, sont aussi exposés que les autres mais semblent mis sur le carreau.
Les patrons des franchises, dont le chiffre d'affaire est lourdement impacté par la crise, se retrouvent ainsi seuls face à leurs employés avec cette histoire de prime lancée par une direction nationale qui ne la financera pas.
Alors que la tension sociale est déjà vive, ils promettent des annonces "selon le délai légal"… soit jusqu'en juin prochain ! Le risque d'épuiser les employés, déjà à rude épreuve, pour au final ne rien leur donner du tout est, sur le terrain, de plus en plus crédible.