Gaël Nofri (@GaelNofri) est historien, adjoint au maire de Nice Christian Estrosi et conseiller métropolitain
"L’actualité prouve, s’il en était encore besoin, que notre société est plus que jamais fracturée. Dans un climat qui voudrait voir s’opposer les défenseurs des forces de l’ordre aux défenseurs des libertés publiques, chacun se focalise sur les arguments de son camp et ignore les réalités qui pourraient lui porter atteinte.
Le débat parait impossible. Chacun croit voir dans les évènements les preuves de la justesse de sa cause : pour les uns l’agression de Michel Zecler serait douteuse mais les violences contre la police en marge de la manifestation du 28 novembre sont inqualifiables ; pour les autres, le passage à tabac du producteur est symptomatique des "violences policières" alors que les scènes d’émeutes dans les rues de Paris ne seraient que des débordements secondaires causés par des provocations venues des forces de l’ordre.
Cette négation du réel au profit de l’affirmation et du renforcement des convictions de chaque camp témoigne, dans des proportions hélas tragiques, de l’irrationnel qui encadre aujourd’hui le débat public autour de ce sujet.
"Le projet de loi Sécurité globale est l’otage de postures idéologiques"
L’exemple le plus symptomatique que nous ait fourni l’actualité est le fameux débat autour de l’article 24 de la proposition de loi parlementaire dite de "sécurité globale" vers lequel semblent converger toutes les critiques.
Symptomatique car ce texte est nécessaire, symptomatique parce que sa rédaction ne va pas assez loin, symptomatique enfin parce qu’il est l’otage de postures idéologiques autant que partisanes.
"Aujourd’hui, le fait de porter un uniforme ne protège plus, il expose"
Il est en effet urgent de prendre la mesure de la situation que vit notre pays. Avec plus de 7.000 policiers blessés par an, un nombre d’agression qui a doublé en 15 ans, des quartiers entiers desquels les forces de l’ordre et leur famille sont contraintes de partir, des policiers pris pour cible jusqu’à leur domicile parce qu’ils sont des policiers… aujourd’hui le fait de porter un uniforme ne protège plus, il expose. Cela est une réalité.
Dans ce contexte préoccupant nait l’idée de protéger l’identité des forces de l’ordre afin de les mettre à l’abri d’une exposition publique devenue dangereuse pour eux, mais aussi pour leurs proches. Médias, activistes, réseaux sociaux… la frontière est parfois difficile à établir.
Par ailleurs, si l’intention de l’éditeur d’un contenu n’est pas forcément malveillante, nul ne peut savoir comment celui-ci sera finalement perçu, exploité ou détourné.
"Défiance globale"
Certes, cette idée de rendre non-identifiable les forces de l’ordre ne règlera rien au fond du problème, au malaise de notre société, à la défiance globale qui s’est emparée d’elle et qui semble de plus en plus paralyser son action et sa cohésion… il n’empêche qu’aussi partielle qu’elle soit cette disposition va dans le bon sens.
"Les propos irresponsables du ministre de l'Intérieur ont alimenté la suspicion"
Que n’a-t-on pas entendu à la simple évocation de cette mesure : État policier, impunité pour la répression, tournant autoritaire, atteinte aux droits de la presse et à la liberté d’informer, dictature… chacun y est allé de son couplet, et certains, parmi les plus valables même, ont cru devoir donner de la voix de peur de passer à côté de ce mouvement unanime qui tend à l’effet de mode.
Il faut dire que, dans le même temps, les propos irresponsables, finalement démentis, du ministre de l’Intérieur quant à des dispositions pour le moins troublantes et non contenues dans le texte de loi, ont eu pour effet d’accréditer les thèses et suspicions de ses opposants.
Confronté à la pression des activistes, de sa propre aile gauche de moins en moins en phase avec le quinquennat et d’un lobbying médiatique, le gouvernement a cru pouvoir jouer du compromis dans la rédaction du texte… au risque de le rendre totalement inopérant.
"Qui pourra freiner la force aveugle des réseaux sociaux ? Sûrement pas un texte aussi restreint"
Désormais ne seront visés par ce texte que les publications "dont le but manifeste" est de porter atteinte à l’intégrité physique ou psychique des forces de l’ordre. Ainsi, l’État du droit retombe dans ce qu’il était avant ce texte : la difficulté d’établir les intentions de l’auteur, l’absence de prise en compte en amont de l’intention malveillante qui peut-être celle du lecteur.
Qui peut garantir l’exploitation que ce dernier fera des images diffusées ? Sûrement pas l’auteur de celles-ci.
Qui pourra freiner le mouvement d’emballement, contenir la force aveugle des réseaux sociaux ou le détournement offert par ceux-ci ? Sûrement pas un texte aussi restreint, qui fait de la protection des forces de l’ordre une exception et de leur exposition une généralité.
Le droit à l’information, la liberté de la presse ont été dressés ici, face à l’exigence de protection d’individus effectuant une mission essentielle pour la collectivité comme des totems dont l’invocation parait inappropriée, mais dont il convient de reconnaître que la force de mobilisation est immense.
En France en effet, nul ne comprendrait que l’on oppose au camp des libertés celui de la défense de l’ordre social car pour nous l’ordre social c’est aussi celui de la liberté.
L'affaire Michel Zecler comme exemple
Pourtant, on est en droit de s’interroger : en quoi l’obligation de flouter porte-elle atteinte à la possibilité pour qui que ce soit de témoigner des actions de la police ? En quoi le fait de ne pouvoir identifier un individu rend-il l’illustration du fait énoncé moins pertinent ?
Le droit et le devoir de la presse, la liberté de l’individu et des réseaux sociaux consistent à pouvoir rendre compte des faits, éventuellement, si des actes de violence émanent d’une ou plusieurs personnes issues des forces de l’ordre, de les dénoncer. Il n'y a nul besoin pour cela de montrer des visages, nul besoin de risquer l’effet d’emballement, de livrer à la vindicte populaire des hommes et des femmes qui n’ont pas eu l’occasion d’apporter leur version… on sait combien les mouvements de foules, émus par des images parfois trompeuses, peuvent se laisser emporter vers quelque chose qui est tout sauf de la justice.
Prenons l’affaire Michel Zecler comme exemple puisqu’elle est la plus récente, et sans doute pas l'une des moins choquantes. Nul besoin de voir les individus coupables de ces actes scandaleux pour les qualifier de scandaleux. Nul besoin de montrer des visages pour témoigner du fait, exploiter la vidéo, indigner l’opinion publique, saisir la justice afin que celle-ci fasse ensuite son travail.
Dans la vidéo diffusée suite à l’agression du producteur, les visages ne sont pas identifiables ; pour autant, cela n’a pas empêché d’assister à une réaction massive et légitime, tant populaire que politique, cela n’a pas empêché la suspension des individus visés en attendant que la justice saisie ne rende son verdict.
C’est à elle, la justice, qu’il doit revenir de se saisir, s’il y a lieu, des affaires, de visionner des images non-floutées, de respecter la présomption d’innocence et le principe du contradictoire, de mener les investigations nécessaires à la manifestation de la vérité. C’est à elle de condamner chaque fois qu’il y a lieu, avec toute la sévérité nécessaire.
"Laissons à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu": à la presse le devoir d’informer des faits constatés, de témoigner des actions menées, d’alerter chaque fois que cela est nécessaire. A la justice de suivre son cours, de statuer sur d’éventuels délits, d’identifier les auteurs, de les condamner.
"Ne nous payons pas de mots : la France n’est pas un État policier dans lequel il y aurait une violence institutionnalisée"
Car en même temps qu’il faut condamner et poursuivre sans aucune indulgence ni impunité ceux qui se rendent coupables d’actes incompatibles avec la mission essentielle qui leur a été confiée, il convient de ne pas oublier que le grand défi du moment est la protection de nos forces de l’ordre dans un climat de danger extrême.
"La liberté de la presse est plus que garantie dans notre pays"
C’est eux qui vivent aujourd’hui au quotidien dans la peur, dans le doute et dans l’angoisse. Ces hommes, qui sont nos gardiens de la paix et donc aussi les gardiens de nos libertés, sont les premières victimes de la société qui se crée sous nos yeux, société de violence, de perte de repaires et de contestation de l’autorité de l’État.
Ne nous payons pas de mots : la France n’est pas un État policier dans lequel il y aurait une violence institutionnalisée — s’il y a des policiers indignes parce que violents, il n’y a pas de violence policière institutionnalisée — la liberté de la presse est plus que garantie dans notre pays, celle d’expression aussi et chaque jour en témoigne.
Il y a hélas assez d’exemples de par le monde de pays qui illustrent ce qu’est une dictature pour ne pas utiliser ce terme à la légère, sans considération pour ceux qui vivent là-bas des réalités dramatiques bien éloignées de notre quotidien.
La preuve la plus éclatante de cela est sans doute apportée par ceux qui, sans égard pour la réalité, parlent ainsi abusivement de dictature : ils l’ont fait hier, le font aujourd’hui et seront encore libres de le faire demain".