Face aux "dérives mafieuses" qui gangrènent la Corse, le pouvoir politique autonomiste local s’apprête à dévoiler, ce jeudi, 30 mesures destinées à lutter contre ce fléau. Cependant, les principales réformes juridiques envisagées pour endiguer la criminalité organisée ont été écartées, une décision qui a provoqué la stupeur des collectifs antimafia insulaires.
Le rapport de 81 pages, rédigé par le président autonomiste du conseil exécutif, Gilles Simeoni, et consulté par l’AFP, sera officiellement présenté lors d’une session spéciale de l’Assemblée de Corse consacrée aux "dérives mafieuses". Cette réunion, à laquelle assistera le ministre de la Justice Gérald Darmanin, interviendra au lendemain d’une rencontre de travail avec les autorités judiciaires de l’île.
L’ancien maire de Palerme, Leoluca Orlando, connu pour son engagement contre la mafia en Sicile, viendra également témoigner de son expérience et partager son combat contre le crime organisé.
Ce rendez-vous se déroule dans un climat particulièrement lourd, marqué par deux assassinats récents : celui d’un jeune pompier à Ajaccio avant Noël, suivi du meurtre d’une étudiante de 18 ans, probablement victime d’une erreur tragique, le 15 février à Ponte-Leccia (Haute-Corse). Avec un taux d’homicides rapporté à la population parmi les plus élevés de France métropolitaine, l’île est confrontée à une situation alarmante.
Une réponse politique controversée
Fruit de deux années de concertation avec des associations et des collectifs, les propositions des élus autonomistes comprennent notamment la création d’une "instance consultative spécifique à la lutte contre les dérives mafieuses" et une initiative visant à "combattre les clichés positifs associés à la mafia".
Cependant, au-delà des mesures annoncées, le document constitue avant tout un plaidoyer en faveur de l’autonomie de la Corse. Gilles Simeoni, ancien avocat pénaliste ayant notamment défendu Yvan Colonna, condamné à la perpétuité pour l’assassinat du préfet Érignac en 1998, exprime son "désaccord" avec plusieurs mesures inspirées du droit italien et intégrées dans la proposition de loi contre le narcotrafic récemment adoptée à l’unanimité par le Sénat.
Parmi ces mesures, pourtant réclamées avec insistance par les collectifs antimafia, figurent la création d’un "délit d’association mafieuse" ainsi que la mise en place d’un parquet national anti-criminalité organisée (Pnaco).
Simeoni s’oppose également à la suppression du jury populaire dans les affaires de criminalité organisée, une réforme qui, selon lui, risquerait de "ouvrir la porte à l’arbitraire". Il soutient que "la plupart des comportements incriminés par le droit italien sont également prévus et réprimés par le droit français", justifiant ainsi son refus des juridictions d’exception.
"Il faut se réveiller"
À la lecture du rapport, "les bras nous en sont tombés", confie à l’AFP Léo Battesti, membre du collectif "A Maffia No, A Vita Ié" (Non à la mafia, oui à la vie).
"Il n'y a presque plus personne qui pense comme ça en Corse, où même les plus grands humanistes ont compris que le plus liberticide, ce sont les mafieux qui tuent, qui rackettent et qui menacent", déplore-t-il.
Ancien cadre du Front de libération nationale corse (FLNC), condamné en 1979 à neuf ans de prison pour une tentative d’attentat, il estime que ce refus des réformes pénales relève de "réflexes pavloviens d’avocat" et d’un "vieux réflexe nationalo-nationaliste corse de défiance envers les juridictions d’exception". "On est au XXIe siècle, il faut se réveiller", insiste-t-il.
Un sentiment de "déception indéniable et d’incompréhension" est également exprimé par le collectif Massimu Susini, qui regrette "le refus de considérer les mesures proposées par les associations et collectifs concernant les déchets, l’urbanisme et les différents secteurs soumis à l’emprise mafieuse".
Lisandru Laban-Giuliani, membre du collectif et assistant parlementaire de 24 ans, reconnaît "des avancées minimes" sur certains aspects, notamment la sensibilisation aux logiques mafieuses dans les établissements scolaires. Cependant, il dénonce "des reculs" sur les réformes pénales, rappelant qu’elles avaient pourtant été "défendues et votées par le sénateur autonomiste Paul-Toussaint Parigi", lui-même issu du parti de Gilles Simeoni.
Plus grave encore, il juge "honteux" que ce rapport cherche à empêcher l’application en Corse de certaines mesures votées à Paris visant à renforcer la lutte contre la mafia.
"On marche complètement sur la tête", s’indigne-t-il. "Nous, ce qu’on cherche, c’est le bien de la Corse face aux appétits mafieux. Les gens ici sont désespérés. (…) Et là, l’engagement politique est très loin d’être rempli."
(Avec AFP)