Niveau de ventes catastrophique, nouvelle formule "décevante", départs de journalistes en cascade… La crise sanitaire a aggravé la situation de "Nice-Matin", déjà en difficulté depuis plusieurs années. L'intersyndicale CGT SNJ CFDT CGC FO dénonce le "mépris" et les errements stratégiques de la direction, tout en appelant à la mobilisation, histoire d'éviter le "désastre" qui se profile.
"L'heure est grave". Alors que les chiffres sont au rouge pour "Nice-Matin" et que les nouveaux moyens promis semblent se faire attendre, les syndicats appellent l'ensemble des salariés à s'élever contre "un risque imminent". Une assemblée générale est convoquée ce vendredi 9 avril. Mot d'ordre : éviter "un désastre social, économique et humain".
Dialogue de sourds avec la direction
C'est peu dire que la reprise du groupe par l'homme d'affaires Xavier Niel est, pour l'heure, une désillusion. Depuis le mois de mars, un nouveau P-DG, Jean-Louis Pelé, a été nommé. Le précédent gérait les affaires courantes généralement depuis Paris.
"Nous n'avions pas de réponses à des questions pourtant basiques, sur la stratégie. C'est extrêmement perturbant, parce que le situation de l'entreprise n'est pas exceptionnelle" pointe Rodolphe Pelé, salarié de "Var-Matin" (qui appartient au même groupe, avec "Monaco-Matin") et délégué du syndicat national des journalistes (SNJ).
"Nos échanges avec le nouveau président sont pour l'instant très limités. Tout comme ceux avec Xavier Niel, puisqu'on ne le voit pas".
"Trop peu de moyens"
Comme nous l'avions déjà rapporté dans cet article, la fermeture de certaines agences et le regroupement des éditions a généré des frustrations chez les reporters. "Dans le Var, on est passé de cinq à quatre éditions, avec moins de pages locales : je ne suis pas sûr que ça permette d'éviter la chute" pointe Rodolphe Peté.
C'est aussi la galère dans les Alpes-Maritimes : "quand vous êtes basé à Cannes et que vous devez aller à Grasse pour faire un reportage, je vous souhaite bien du plaisir pour prendre la pénétrante à certaines heures…"
"Les nouvelles décisions nous éloignent du terrain, alors que notre métier c'est d'y être le plus possible"
Rodolphe Peté, élu SNJ
La question des moyens est au centre des inquiétudes des syndicats. La présidence du groupe, de son côté, espère arriver à l'équilibre financier à la fin de cette année, voire engranger des bénéfices. D'après nos informations, entre 30 et 40 journalistes vont quitter le journal -- c'est déjà le cas pour une partie d'entre eux -- avec la clause de cession ouverte avec l'arrivée de Xavier Niel. Les recrutements, eux, tardent, pointent encore les élus du personnel.
Et l'indépendance ?
L'année dernière, des enquêtes menées par"Le Monde diplomatique" puis "Arrêt sur images" ont dépeint un groupe de presse « à la situation financière dramatique », qui serait totalement « dépendant des publireportages, des pubs payées par les collectivités »… entreprises et élus locaux avec qui il se montrerait en retour « dévoué et révérencieux ». Le directeur de la rédaction Denis Carreaux y avait répondu dans nos colonnes.
"Il n'y a pas de sujet particulier chez nous puisque ce qui a été décrit arrive dans beaucoup de titres" tempère Rodolphe Peté, "mais l'indépendance fait partie d'un tout".
"Pour traiter tous les sujets et faire un bon journal, il nous faut des moyens humains, et des ressources suffisantes pour ne pas dépendre uniquement du budget pub de Christian Estrosi ou d'autres, évidemment"
Rodolphe Peté, élu SNJ
Un journaliste en poste dans la métropole niçoise est légèrement plus inquiet : "C'est évident que dans notre situation, les chefs ne vont pas prendre le risque de voir sauter les publicités du département ou d'une grosse ville. On l'a vu pendant les dernières municipales."
"Épisodiquement, certains sujets n'avaient pas le temps d'agacer tel ou tel politique puisqu'on ne nous laissait même pas commencer à tafer dessus"
Un journaliste, édition métropole niçoise
"Les lecteurs peuvent parfois croire que des barons locaux vont appeler la rédaction pour bazarder un sujet ou se plaindre. Ça peut arriver, mais pas tant que ça" raconte un autre, basé au siège.
"Le problème, c'est que les politiques n'ont même pas à se mouiller quand la direction de la rédaction ne nous laisse pas aller sur certains points chauds, ou que le papier final est aseptisé au maximum pour que rien ne dépasse, relégué au fin fond des pages sur le print et pas publié sur le web. Ça peut être sournois".
"C'est parfois une lutte, comme dans toutes les rédactions, mais on m'a toujours laissé bosser. Il ne faut pas exagérer, on n'a pas le doigt sur la couture du pantalon non plus" contredit une autre journaliste du même territoire.
Une journaliste, basée dans la métropole de Nice
"Il y a parfois de l'autocensure, sans que les ordres viennent d'en-haut. Et puis si nous étions si complaisants, nous aurions de meilleures relations avec la Ville de Nice, par exemple !"
Des ventes inquiétantes
La diffusion de "Nice-Matin" dégringole depuis plusieurs années (sur le web, les audiences sont bonnes). Selon l'ACPM, le quotidien est passé d'environ 77.000 journaux vendus en moyenne en 2016, à 61.000 en 2020. Une chute qui se poursuit : avec 57.000 vendus en moyenne en décembre dernier, le journal enregistre des ventes… encore plus basses que celles comptabilisées pendant le premier confinement.
"Maintenant, qu'est-ce qu'on fait ? On attend que le bateau coule ? Ça va arriver très vite sans réaction collective", avertit Rodolphe Peté.
"On ne peut pas continuer comme ça, en allant droit vers la catastrophe. Au rythme actuel de dégringolade, ça ne va pas durer dix ans"
Rodolphe Peté, élu SNJ
Le contexte est morose pour l'ensemble de la presse écrite. Mais les chiffres de "Nice-Matin" sont bien pires que ceux des autres titres. Alors que le journal azuréen affiche une baisse d'environ 8% (pour la diffusion France payée) entre 2019 et 2020, "La Provence" enregistre -5,8% de ventes sur la même période, "Sud-Ouest" -3,2%, "Midi-Libre" -5,9%, "La Voix du Nord" seulement -2,3%.
Si bien que le journal niçois serait devenu le "mauvais élève de la PQR" (presse quotidienne régionale, NDLR) d'après le SNJ. "Il se passe des choses uniques dans notre région, ce n'est pas normal d'avoir ces chiffres pour Nice-Matin. Le problème se pose depuis des années" regrette encore M. Peté.
Gros point noir : l'édition du dimanche, "où les ventes s'effondrent", notamment depuis qu'il n'y a plus de supplément. "La direction en est consciente, elle y travaille, mais le problème c'est qu'il n'y a rien, on ne voit rien venir" s'inquiète le SNJ.
"Nous sommes un peu en difficulté sur le dimanche. Nous avons là un sujet" a d'ailleurs reconnu le nouveau P-DG dans la presse.
Et ce n'est peut-être pas la nouvelle formule qui va arranger les choses.
"Déception"
"On ne s'attendait pas vraiment à ça…" Mi-février, le quotidien lance une nouvelle mouture, avec "une montée en gamme", plus de pages, un cahier central thématique (santé, culture, éco, etc).
Déception pour certains journalistes. "Au vu de tout ce qui a été annoncé, le changement est bien au-dessous de ce qu'on espérait" nous raconte un reporter basé à Nice. "La Une, par exemple, est toujours aussi moche, alors qu'on entend Denis Carreaux comparer Nice-Matin aux grands quotidiens nationaux. C'est risible…"
"Il y a eu un décalage complet entre la campagne de communication et les changements effectués" abonde le SNJ. "Ils sont marginaux dans les Alpes-Maritimes. On est loin d'une révolution."
Le constat ainsi posé, "nous devons réagir", appelle le syndicat, juste avant l'AG du 9 avril. "Tous les outils légaux à notre disposition seront évidemment utilisés, et c'est un mouvement collectif, public et médiatique qui doit désormais s'enclencher".
Sollicités par "Nice-Presse", ni le directeur général du groupe Christophe Mare, ni le P-DG Jean-Louis Pelé n'ont donné suite à notre proposition d'interview.