Otmane Aissaoui est le recteur de la mosquée ar-Rahma (La Miséricorde), la plus grande de Nice. Il est vice-président du Conseil régional du culte musulman (CRCM), co-dirige l’Union des musulmans des Alpes Maritimes (UMAM), principale organisation islamique du département, et Avicenne, un collège privé confessionnel. Ce dernier va très prochainement s'agrandir, à l'Ariane, un quartier populaire de l'Est niçois.
NICE-PRESSE. On l'a déjà vu dans notre ville, notamment après l'attentat du 14-juillet, il existe beaucoup de fractures à Nice, où les esprits sont inflammables. Dans quelle atmosphère les musulmans d'ici évoluent-ils en ce moment, après les dernières attaques terroristes islamistes ?
Otmane Aïssaoui : Il y a un vrai climat délétère dans notre ville en ce moment, et nous le déplorons. Le Rassemblement national et les identitaires veulent politiser, tirer profit du sang qui a coulé. Nous sommes face à des politiques à deux francs qui jouent avec la peur. Croyez-vous vraiment que les 80.000 musulmans de Nice ont un rapport avec les horreurs qui ont été commises ?
On en arrive à un climat très inquiétant. Dans notre ville, des dames âgées veulent enlever leur foulard parce qu'elles ont peur du regard des gens quand elles sortent faire leurs courses. Les jeunes filles ont, elles aussi, peur de sortir. Cette situation nous fait mal.
Laissons la police faire son travail et attraper les brebis galeuses. Mais nous sommes tous du même côté, malgré ce qu'on essaie parfois de nous faire croire. Les forces vives doivent se réveiller pour le rappeler à tout le monde.
NICE-PRESSE. Comment avez-vous abordé avec les enfants le sujet des caricatures de "Charlie Hebdo" à la rentrée, quelques jours après l'attentat de Conflans ?
O.A.: Caricaturer, c'est un droit en France. Nous sommes dans un État républicain où l'ouverture d'esprit est primordiale. Mais parler de tout ça aux jeunes, ce n'est pas simple. Il faut bien faire la différence entre la liberté de caricaturer et le blasphème, par exemple.
NICE-PRESSE. Le délit de blasphème n'existe pas en France.
O.A.: Non, effectivement. Mais je suis sur la même position que Jacques Chirac, qui disait que « la liberté d’expression doit s’exercer dans un esprit de responsabilité » ou que Ségolène Royal qui affirme que « certains se sentent insultés par les caricatures pornographiques » du Prophète. Il faut pouvoir rire, mais en respectant la sensibilité de l'autre, pour ne pas le heurter.
À titre personnel, les caricatures ne me dérangent pas, elles peuvent contribuer à forger l'esprit critique.
NICE-PRESSE. Il y a eu divers incidents dans certains collèges et lycées de Nice. Comment la minute de silence et le temps d'échange se sont-ils déroulés de votre côté ?
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O.A.: La minute de silence a été respectée à la lettre, les échanges ont été constructifs. Nous les avons menés avec un esprit de responsabilité. Il aurait été inutile d'ajouter du feu au feu en reparlant des dessins.
Le sujet, ce n'était pas "les caricatures du Prophète". C'était de poser la question "Samuel Paty méritait-il de mourir?" Et là, évidemment, tout le monde vous dira que non.
C'est atroce ce qui est arrivé. Le terroriste abattu par la police a eu ce qu'il méritait. Ce pauvre professeur n'avait rien fait pour mériter ça. Tous les enfants aiment leurs enseignants, je le sais, même quand ils mettent des zéros.
Il faut bien prendre garde à ne pas aller dans l'escalade quand on parle de tout cela. Éric Zemmour, par exemple, est devenu une sorte de référence philosophique en France. C'est inquiétant.
NICE-PRESSE. Dans un interview, Christian Estrosi affirme que "L'Éducation nationale ne peut pas être un supermarché où chacun choisit sa tête de gondole. On ne peut pas dire : les caricatures de Mahomet, je vais vous les montrer sauf si cela vous choque ; (…) la Shoah, nous en parlerons avec ceux qui ne sont pas antisémites.(…) Certains disent que si l'on ne compose pas avec des sensibilités, de plus en plus d'enfants seront scolarisés dans des écoles hors contrats. Eh bien, ces écoles hors contrats, il faut les fermer, comme les mosquées salafistes." Vous êtes président d'Avicenne, collège privé musulman de Nice. Quel regard portez-vous sur cette proposition ?
O.A.: Veut-il également fermer les collèges juifs et catholiques ? Qu'il ne se trompe pas d'adversaires, s'il en a. Le maire a doublement tort si il pense que nos élèves apprendront des valeurs différentes, ou que l'enseignement de l'Histoire sera différent à Avicenne.
Avec tout le respect que je lui dois, Christian Estrosi est peut-être compétent en matière de motos mais ce n'est pas un spécialiste de l'Histoire. Moi non plus : je fais confiance à nos professeurs qui délivrent le programme de l'Éducation nationale. Nous abordons par exemple la colonisation de l'Algérie en classe. Elle sera traitée de la même façon que dans l'enseignement public.
Qu'on aille voir nos anciens élèves, ceux qui sont depuis passés au lycée. Ils sont comme leurs petits copains, avec la même rigueur, les mêmes valeurs. L'enseignement de la critique, de l'ouverture d'esprit, est une priorité chez nous.
NICE-PRESSE. Anthony Borré, premier adjoint au maire chargé de la Sécurité, veut des contrôles réguliers dans les établissements confessionnels et estime que depuis 2015 "la situation n'a pas évolué", votre établissement ne serait "pas assez transparent".
O.A.: Mais il y a déjà des contrôles ! Chaque année, l'Inspection académique vient nous voir, et nous sommes demandeurs ! Depuis cinq ans, il n'y a jamais eu aucun problème à noter.
Si jamais l'Éducation nationale ne partage pas ses rapports avec la Ville de Nice parce que la municipalité n'a pas la main sur les collèges (c'est le département qui en est chargé, ndlr) c'est un souci de communication entre eux. Ce n'est pas du tout Avicenne qui cache des informations, ce n'est pas à nous de payer les pots cassés ou d'être pointés du doigt.
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On ne peut pas dire non plus que nous soyons amis, mais on travaille main dans la main avec la mairie de Nice depuis 2008. On gère ensemble les plus importants lieux de culte, notamment avec des baux municipaux. C'est ensemble que nous avons combattu l'islam des caves et le radicalisme. Je ne veux pas entendre ces sous-entendus selon lesquels nous ne serions pas transparents.
NICE-PRESSE. Où en est le passage sous contrat avec l'Éducation nationale d'Avicenne ?
O.A.: On le demande chaque année. Pour l'instant, c'est encore en cours. La procédure prend cinq ans.
NICE-PRESSE. Il paraît que vous allez déménager le collège dans des locaux beaucoup plus grands et ouvrir une partie lycée ?
O.A.: Il y a une forte demande pour un établissement confessionnel musulman dans les Alpes-Maritimes depuis des années. Il y en a dans d'autres grandes villes, et nos frères Juifs et catholiques ont déjà les leurs : c'est aussi une question d'équité.
Nous avons un excellent retour d'expérience. Deux promotions d'élèves, 75 jeunes chaque année, ont déjà été formées : les enfants se sont épanouis chez nous. Depuis, ils ont rejoint le lycée public dans lequel ils obtiennent d'excellentes notes. On demande à être jugés sur nos résultats : ils sont là.
Pour vingt places en 6ème, nous recevons 80 dossiers. Ceux qui ne sont pas retenus sont très déçus. Alors nous allons voir dans notre développement si nous n'allons pas aller vers des classes avec davantage d'élèves, c'est une possibilité.
À titre personnel, j'aimerais que nous ouvrions la partie lycée, avec la classe de seconde dans un premier temps. C'est ce projet que nous avons annoncé. Mais nous sommes de grands démocrates, nous allons encore voter pour prendre cette décision.
Ce qui est sûr, c'est qu'à l'horizon 2022, nous allons déménager vers de nouveaux locaux, plus grands et plus modernes, dans un grand immeuble à l'entrée de l'Ariane (Est niçois).
Nous pourrons accueillir 180 élèves.
NICE-PRESSE. Combien va coûter le projet ? Sur quel financement comptez-vous ?
O.A.: On l'a estimé à un peu plus d'un million d'euros. Nous allons nous baser sur les dons des fidèles, notamment dans les mosquées et sur internet. Nous avons aussi des biens immobiliers que nous allons vendre pour réunir ces fonds.
NICE-PRESSE. Va-t-il y avoir un financement étranger ?
O.A.: Non, aucun. Nous sommes à 100% transparents là-dessus, notre comptable fournira toutes les informations demandées. Nous travaillons dans le jour, rien ne sera caché sur le financement.
Notre fonctionnement est intra-communautaire, ça ne devrait pas changer.
NICE-PRESSE. Demandez vous un réouverture rapide des lieux de culte au gouvernement, comme l'ont fait certains catholiques à travers des manifestations ce week-end ?
O.A.: Je salue l'action de nos frères chrétiens. Ils sont courageux, mais nous avons une approche différente. Pour les musulmans, la question de la santé prime sur tout le reste, c'est une tradition.
Nous devons aussi être responsables : sur un plan plus technique, nous avons un certain nombre de fidèles âgés, nous ne voulons pas leur faire courir de danger. Nos mosquées ne sont pas toujours très grandes, alors que beaucoup de monde s'y rend. Ce serait compliqué de faire respecter les distances aussi bien que dans une église.
Il est hors de question d'ajouter de la pression sur les hôpitaux. Nous allons donc attendre patiemment.
Propos recueillis par Clément Avarguès le 17/11/2020
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