Les élus du Syndicat national des journalistes (SNJ) au quotidien régional dénoncent l'annulation d'une enquête sur Éric Ciotti, dans un contexte politique explosif. Ce nouvel incident met, une nouvelle fois, gravement en cause la ligne éditoriale du journal.
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L'article a fait l'effet d'une petite bombe à Nice. Mardi soir, alors que le Canard enchaîné de la semaine commençait déjà à circuler, les portables ont chauffé jusqu'à tard dans la nuit. D'après l'enquête du palmipède, Éric Ciotti (LR) aurait passé un accord avec le Front national pour sauver son siège de député en 2017.
Ces révélations, qui ont fait grand bruit dans le milieu politique azuréen, trainaient en réalité depuis un moment, puisque Nice-Matin avait ouvert une enquête sur la question depuis "environ deux semaines"… sans jamais être publiée. Mais qu'est-elle devenue ?
Contacté par Nice-Presse, Rodolphe Peté, salarié de Var-Matin (qui appartient au même groupe) et délégué du Syndicat national des journalistes (SNJ) rembobine le fil des évènements.
"Des journalistes de Nice-Matin ont bossé consciencieusement pendant un moment sur le sujet Ciotti. C'est un vrai travail sérieux, avec des infos bien recoupées". Lundi, le papier est prêt, il ne manque plus qu'à contacter le député pour recueillir sa réaction.
Et là, mardi, marche arrière toute.
Pour la direction de la rédaction, qui avait pourtant validé l'enquête dans un premier temps, "les sources ne sont pas crédibles, il y a un risque de manipulation, le sujet ne peut plus être publié".
La suite, on la connaît : quelques heures plus tard, le présumé pacte entre Ciotti et le FN s'étale en Une du Canard enchaîné.
"Illisible et catastrophique"
Mardi soir, Nice-Matin fait de nouveau marche arrière, en publiant un article de quelques lignes, discrètement placé en bas de page. "Pourquoi faire paraître dans nos éditions la reprise d'une dépêche AFP si l'on considérait quelques heures auparavant la source 'pas fiable' et le sujet pas pertinent ?" s'interroge-t-on au SNJ.
"Le journal perd sur tous les tableaux : deux journalistes voient leur travail jeté à la poubelle, ce qui aurait pu être une exclusivité devient une citation d'un confrère (…) Il n'y a pas l'ombre d'une cohérence dans ce feuilleton qui abîme notre image et brouille la ligne éditoriale de Nice-Matin"
SNJ Nice-Matin
La publication du sujet "aurait permis de montrer que nous sommes indépendants et que malgré les pressions réelles et régulières des barons locaux qui se croient tout permis, la presse n'a pas à tenir compte de leur avis (…) Par manque de courage, on en voit le résultat. Illisible et catastrophique"
Dès lors, la question se pose : le député Éric Ciotti est-il protégé par Nice-Matin ?
"Il n'y a pas plus de vigilance sur Ciotti que sur les autres, puisqu'ils font tous pression sur nous, avec des méthodes différentes, parfois violentes, parfois sournoises" nous explique un journaliste. Le directeur des rédactions, Denis Carreaux, ne serait pas affidé du tout au patron de la droite locale, "puisqu'il a oeuvré pour que journal soit racheté par Xavier Niel et non pas par l'ami du député, l'homme d'affaires Iskandar Safa".
Pour lui, "le directeur de la rédaction a eu peur, vu le contexte, d'être accusé de rouler pour Estrosi. Il est aussi flippé que beaucoup de journalistes qui s'auto-censurent, parce que le vrai problème est là".
Sans démentir les graves problèmes d'indépendance rapportés par plusieurs employés du groupe. À Menton, où la Ville accorde un important budget publicitaire à Nice-Matin, "rien ne sort, et les confrères sont repris à minima voire pas du tout quand les 'gros' politiques du coin sont mouillés".
À Cannes, la mainmise de la mairie, totale, ne se fait pas dans la brutalité puisqu'elle serait devenue… "traditionnelle", nous décrit un reporter.
"Il n'y a qu'à lire l'édition de Cannes et vous hallucinez. Certains articles sont tranquillement retouchés par le cabinet du maire…"
Journaliste de "Nice-Matin"
D'autres incidents
L’année dernière, des enquêtes menées par Le Monde diplomatique puis Arrêt sur images ont dépeint un groupe de presse « à la situation financière dramatique, qui serait totalement dépendant des publireportages, des pubs payées par les collectivités »… entreprises et élus locaux avec qui il se montrerait en retour « dévoué et révérencieux ».
À Toulon, papiers censurés, coups de pression et journalistes "placardisés" n'auraient rien d'inhabituels. Dans la foulée de la révélation de ces pratiques l'année dernière, le directeur départemental de Var-matin a quitté le journal… pour rejoindre le cabinet du président de la métropole Hubert Falco.
L'annulation suspecte de l'enquête sur Éric Ciotti relève d'une situation déjà dénoncée par un reporter dans nos colonnes le 8 avril dernier : "C’est évident que dans notre situation, les chefs ne vont pas prendre le risque de voir sauter les publicités du département ou d’une grosse ville. On l’a vu pendant les dernières municipales. Certains sujets n’avaient pas le temps d’agacer tel ou tel politique puisqu’on ne nous laissait même pas commencer à tafer dessus".
"Le problème, c’est que les politiques n’ont pas à se mouiller quand la direction de la rédaction ne nous laisse pas aller sur certains points chauds, ou que le papier final est aseptisé au maximum pour que rien ne dépasse, relégué au fin fond des pages sur le print et pas publié sur le web. Ça peut être sournois"
Journaliste de "Nice-Matin"
En interne, sur la question de l'indépendance, les avis divergent. Certains pointent l'influence directe des élus et de leur entourage. D'autres reprochent davantage à la direction de la rédaction "d'avoir le doigt sur la couture du pantalon dans un manque de courage total" en évitant de couvrir au maximum, derrière "des prétextes", les sujets les plus compromettants.
Enfin, la question de l'auto-censure revient souvent. Un découragement qui n'étonne pas l'élu SNJ Rodolphe Peté : "En même temps on sort une nouvelle formule où on promet aux lecteurs des exclusivités et des enquêtes. Résultat, le travail effectué n'est même pas publié…"
De reporter à conseiller des élus
À quelques semaines du début de la campagne pour les élections départementales, le chef du service politique de Nice-Matin a quitté le journal via sa clause de cession pour devenir… conseiller du président Charles-Ange Ginésy, candidat à sa réélection, nous a-t-on confirmé.
En 2016, un autre journaliste niçois a fait quelques interviews du député Ciotti avant de démissionner pour devenir son conseiller spécial, jusqu'en 2019. Un mercato qui peut interroger, même s'il devient courant dans la profession.
Démentis en cascade
Sur le sujet, les démentis de Nice-Matin s'enchaînent depuis 2015. Dans celui-ci, il y a six ans déjà, le patron des rédactions dément "toute pression ou chantage, toute connivence avec Christian Estrosi". En 2020, il dénonce "des affirmations choquantes" sur le titre, qui "défend farouchement son indépendance". Dans cet autre, "les accusations" formulées sont jugées "graves" et les papiers "à charge".
La direction "décrédibilisée"
Les différents journalistes avec qui nous avons échangé le reconnaissent tous : ce n'est pas "le feu à la rédac" mais le malaise est réel. Après cet épisode, et les précédents, "la direction de la rédaction apparaît, une nouvelle fois, décrédibilisée".
L'année dernière, Arrêt sur images rapportait l'envie, chez "nombre de localiers", que les engagements sur l'indépendance soient tenus, "y compris en écartant, si besoin, la direction qu’ils jugent bien trop complaisante avec les élus et les annonceurs".
Les doutes sur la ligne éditoriale du titre s'ajoutent à la dégringolade de ses ventes. En 2020, les chiffres se sont effondrés pour Nice-Matin, qui s'est encore moins écoulé en décembre dernier que pendant le "confinement dur" de mars 2020. La nouvelle formule, jugée décevante par une partie de la rédaction, n'aurait rien arrangé. Une motion de défiance a été votée contre l'actionnaire et son état-major le 9 avril dernier.
Contacté par SMS ce mercredi 5 mai au soir, le directeur des rédactions Denis Carreaux a refusé de commenter l'annulation de l'enquête sur le député Ciotti.
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